10.2 C
Genève
jeudi, mars 28, 2024

Laurence Deonna, reporter, photographe, membre d’honneur du Club Suisse de la Presse

Pionnière et membre d’honneur du Club suisse de la presse, créé en 1997 par Guy Mettan, Laurence Deonna se réjouit des festivités marquant le 20è anniversaire de cette importante tribune offerte aux journalistes du monde entier. Célèbre écrivaine, reporter de guerre et militante féministe, la Genevoise revient sur ces années de défense des Droits Humains et du rayonnement de Genève, à travers les nombreux invités internationaux reçus et les conférences données à la Pastorale. A 80 ans, elle conserve intacts son franc parler et sa combativité.

Auteur: Isabel Jan-Hesse

Elle ne compte plus ses voyages en Palestine, en Iran, en Tchétchénie et dans la plupart des régions en guerre, depuis la fin des années 60. A tout juste 80 ans, Laurence Deonna n’a rien perdu de sa fringance. Auteure de douze livres traduits dans une dizaine de langues, cette infatigable reporter au long cours continue, envers et contre tout à faire entendre les voix des laissés pour compte et à défendre les causes les plus désespérées, depuis sa ville natale de Genève.

Après un anniversaire en grande pompe comme elle les aime, entourée d’une centaine de personnalités et d’anonymes rencontrés au cours de sa longue carrière, elle affiche toujours la même volonté. « Il se passe tellement de choses dramatiques dans le monde, soupire-t-elle dans un élan de découragement avant de se reprendre : il faut se battre, dénoncer sans relâche pour ne pas laisser de place à une ouverture vers une régression, toujours en embuscade. »

Elle puise un combat pour la vie dans les stigmates de la souffrance

Vouloir raconter ici la vie de cette célèbre Genevoise serait prétentieux et utopique, tant le parcours de cette petite fille rebelle, née dans une famille calviniste libérale est prodigieux. D’une enfance et une adolescence marquée par des drames dont elle garde les traces indélébiles, elle tirera une force de vie. Un petit frère tombé à 7 ans sous les balles d’un révolver chargé et oublié après la guerre, des parents tués à la fleur de l’âge dans un accident de voiture, un oncle ancien Chamberlan du roi de Roumanie au goulag, autant d’injustices et de souffrances qui la mèneront sur une voie humanitaire. « Je pense que mon passage, comme hôtesse de terre à l’aéroport de Cointrin à la fin des années 50, a aussi beaucoup influencé mon parcours, estime celle qui avait déjà parcouru l’Europe comme « chauffeuse » de voitures de location et chanté dans des cabarets londoniens pour payer ses études. On m’avait envoyé, avec d’autres collègues femmes uniquement, réconforter des soldats français dans des avions rentrant d’Algérie, immobilisés en bout de tarmac pour le plein de kérosène. » Ces images de jeunes soldats de son âge, affreusement mutilés, elle ne les oubliera jamais.

Une nouvelle vie, passionnée et passionnante, à trente ans

Elle se découvre au cœur d’un monde et d’une société qui ne lui correspondent pas, jusqu’à ce jour de 1967 où on lui propose un reportage au cœur du conflit israélo arabe. « Je travaillais, sans grande conviction, dans une galerie d’Art après des études aux Beaux-Arts de Londres, se souvient-elle. J’avais un patron formidable, qui m’a rendue encore plus curieuse du monde que je ne l’étais déjà. Reste qu’après tant d’années d’errance et un mariage assez improbable qui n’a pas duré, je n’avais toujours pas trouvé mon chemin de Damas. » A tout juste 30 ans, sa vie bascule. Sans carte de presse, après s’être s’achetée un appareil photo dont elle ignore le fonctionnement, Laurence Deonna plaque tout, multiplie les voyages au Moyen orient et témoignera durant plus de 40 ans de la folie des hommes, à la fin du XXe siècle. « J’ai été la première femme reporter du Journal de Genève à rapporter le quotidien du côté arabe, se souvient-elle. J’y étais reçue comme le messie, les journalistes allaient tous en Israël à l’époque »

De fil en aiguille, Laurence Deonna assied sa notoriété. Se lie d’amitié avec la journaliste et écrivaine Ella Maillart et d’autres aventurières du siècle dernier. Sans jamais renoncer à son combat pour la liberté et la dignité. En 1987 elle reçoit le prix Unesco de l’éducation pour la paix et cumule les distinctions depuis.

 Rien ne l’a jamais arrêtée ni empêchée de rapporter la parole des victimes de guerres. Son deuxième mari, Farag Moussa partage son engagement pour ses folles aventures depuis plus de 45 ans. Ancien diplomate, cet Egyptien est son plus fervent soutien. Homme calme et réservé il contraste avec le tempérament bouillonnant de Laurence Deonna. « Nous sommes un parfait tandem, il est le compagnon précieux de chaque instant. Il m’a toujours comprise et encouragée. » 

 « Le Club suisse de la presse est un formidable outil pour la paix »

 Membre d’honneur du Club suisse de la presse, cette Genevoise au franc parler y a vécu des moments forts et émouvants. « Lorsque j’étais présidente de Reporters sans frontières suisse, de 2000 et 2003, j’ai organisé une rencontre entre des femmes journalistes, menacées dans leur activité aux quatre coins de la planète, confie-t-elle. Des témoignages bouleversants mais aussi l’occasion de créer des liens forts, encourageants et solidaires. »

Autant d’occasions pour Genève et Laurence Deonna de participer à des conférences et des débats passionnants sur des enjeux planétaires. Et les anecdotes ne manquent pas. « Un jour nous recevions Muntadhar al Zaidi, journaliste irakien rendu célèbre pour son jet de chaussures sur le président américain Georges W Bush, se remémore-t-elle en riant. Mon mari, qui s’était improvisé comme traducteur, l’a interpellé en pleine conférence de presse pour lui suggérer de lancer une vente aux enchères de son soulier au profit des enfants irakiens. » Le souvenir d’un Boutros Boutros-Ghali combatif à l’air narquois ou d’une Doris Leuthart éblouissante illuminent son regard. « Cette femme a le don incroyable de réussir à faire passer les décisions les plus difficiles avec le sourire ! » D’autres évocations tirent presque une larme à cette solide octogénaire. « L’avocate iranienne Shirine Ebadi, prix Nobel de la paix en 2003, aujourd’hui une amie est aussi venue au club suisse de la Presse défendre la cause des femmes et dénoncer les privations de libertés dans son pays, particulièrement la liberté de la presse. »Une militante courageuse qui a payé le prix fort pour son engagement et n’a eu d’autre choix que l’exil, seule, en Angleterre. « Je n’oublierai jamais non plus la venue de Fidel Castro, intarissable, comme à son habitude. »

 Chaque année, les journalistes du monde entier y côtoient les acteurs les plus important du moment à la Pastorale. L’occasion aussi de réunir parfois des frères ennemis. « La rencontre entre journalistes palestiniens et israéliens en 2003, était très émouvante. Ils se découvraient après ne s’être vus que par médias interposés et partageaient des envies communes à travers le même espoir de paix. »

Des moments forts et privilégiés pour la reporter genevoise. « C’était indispensable de créer une structure permettant aux nombreux journalistes en poste à Genève de se fréquenter, souligne-t-elle. La preuve, le Club suisse de la presse est cité dans le monde entier pour ses conférences et ses manifestations. »

Son dernier livre est en librairie depuis l’été dernier, mais Laurence Déonna n’a pas l’intention de lâcher sa plume. Elle s’active déjà à transmettre ses impressionnantes archives. « Je dois trier cinquante ans de notes, de textes, de films, de photos etc…que l’Université de Genève va, je l’espère, conserver ». Un vrai trésor, selon elle dans lequel puisera le producteur et réalisateur, Nasser Bakhti qui tourne actuellement un documentaire sur l’itinéraire de cette rebelle genevoise. « Ça me prend un temps fou de raconter ma vie, j’ai toujours l’impression d’oublier quelque chose, soupire-t-elle. Je me réjouis de voir le résultat en salle, prévu au printemps prochain. »

Si elle ne voyage presque plus, elle lit et écrit encore tous les jours. « Pour moi d’abord, ensuite on verra bien, il y a tant à dire… »

En décalé…

Le livre qui trône sur la table de nuit ?

Il y en a toujours plusieurs, en ce moment je lis « Mon siècle » de Gunter Grass, une traversée passionnante.

Les vacances idéales ?

Il n’y en a pas !

La petite manie qui agace ?

Les parades visant à masquer un manque de courage ; la lâcheté m’insupporte.

La recette fétiche ?

Je ne cuisine jamais, mon mari fait ça merveilleusement bien depuis 45 ans !

L’héroïne de votre enfance ?

Rosa Luxemburg, j’ai beaucoup d’admiration pour cette militante communiste d’origine polonaise, assassinée en 1919 à l’âge de 48 ans à Berlin.

Un air symbolique ?

La Grande messe solennelle de Pergolese

La première punition ?

J’avais 5-6 ans ! J’avais volé un pot de peinture vert destiné aux volets de notre maisons pour intégralement repeindre la Topolino de ma mère ! J’ai eu droit à un mémorable coup de cravache de mon père, cavalier émérite.

La qualité fondamentale ?

La fidélité à soi et aux autres.

La première lecture ?

Babar ! A trois ans je les avais appris par cœur en écoutant ma mère. Tout le monde croyait que je savais lire ! Et Rafi la girafe qui pouvait changer de peau, grâce à une fermeture éclair magique !

Un rêve ?

Pas un rêve utopique, mais un cauchemar récurrent depuis des années : on me vole mon sac, mes papiers et soudain je n’existe plus !